Cupidon et compagnie (par Tintin)
Jean-Pierre Cupidon suit, depuis plusieurs années, le dossier de Josiane. Chargé de mission dans la maison fondée par un ancêtre divin, il a hérité du délicat travail de trouver l’Amour pour Josiane Potiron. Le patron l’a soulagé de tous les autres cas. Car Jean-Pierre est le seul ange myope de la Maison « Cupidon et Compagnie » et ses flèches manquent régulièrement leurs buts. On le garde par bonté et parce que c’est le neveu de la patronne. Avec un nom comme le sien, deux ailes dans le dos et une paire de lunettes triple foyers sur le nez, on ne voit pas bien à quel autre emploi il pourrait postuler. S’il pouvait au moins nous débarrasser du dossier Potiron….
Ce soir, Jean-Pierre est de service. Il est caché sous une table de restaurant dans lequel Josiane Potiron a décroché une invitation à dîner. C’est inespéré. Ce n’est pas qu’elle est moche Josiane. Elle est plutôt élégante : fine, élancée, bien proportionnée. Mais son visage n’est guère avenant. Ses cheveux raides résistent à tous les shampooings supposés leur donner du volume. Ses joues sourient rarement, et puis son regard, en dépit d’une jolie couleur vert d’eau, tient à bonne distance tous les soupirants trop entreprenants. Tout en cherchant l’âme sœur, Josiane se méfie de tous les hommes. Son caractère revêche désespère Jean-Pierre Cupidon, mais il est boulot-boulot, il continue à coacher Josiane.
Celui qui tente présentement sa chance, c’est Maurice, un collègue de travail. Jean-Pierre Cupidon le remercie mentalement : il a du mérite Maurice. Mais à son goût, il attaque un peu mollement, le Maurice :
- Je suis ravi de vous voir en dehors du bureau, Mademoiselle Josiane
Sous la table, Jean-Pierre Cupidon soupire devant la lourdeur de ce premier assaut : à ce train-là, l’affaire n’ira pas bien loin.
Jean-Pierre Cupidon maugrée en lui-même. Il n’arrive pas à régler les débats à leur juste mesure. Aujourd’hui Maurice manque de détermination, alors que le mois dernier, un des courtisans de Josiane avait pêché par excès d’impatience. Josiane avait rencontré Gérard, un fou furieux qui avait commencé le dîner en racontant des histoires grivoises. Il avait pris sa main à l’apéritif, avait essayé de la tripoté pendant les crudités, et tenté un viol sur la table avant le dessert. Jean- Pierre Cupidon avait pris place dans le car de police qui emportait les protagonistes au bloc : il avait fallu trois solides agents de la force de l’ordre pour éviter que Gérard ne se jette de nouveau sur Josiane pendant le trajet.
La semaine dernière, Jean-Pierre avait bien cru trouver la bonne distance de tir. Henri avait réussi à passer la nuit avec Josiane. L’individu s’était montré habile pendant le repas. Sans être trop indiscret, il avait forcé doucement la « belle » à se découvrir. Au dessert, Jean-Pierre Cupidon, qui s’était endormi entre les pieds de la table, avait été réveillé par un rire. Oui ! Henri avait réussi à faire rire Josiane ! Plus tard, Josiane avait dormi dans les bras d’Henri. Tout allait pour le mieux. Au matin, Cupidon regarda les deux amants. Josiane était allongée à plat ventre sur son coté du lit au lieu d’être lovée au creux de l’épaule de son amoureux comme il est d’usage dans une telle situation. Elle ruminait amèrement :
- Qu’est-ce qui m’a pris de coucher avec ce type ? Certes, il n’est pas mal, mais il va croire que c’est arrivé, il va se croire tout permis. Ils sont tous pareils !…
Et l’incident n’avait effectivement pas tardé à éclater quand Henri avait cru de bon d’exiger son déjeuner au lit avec des tartines beurrées et nappées de confiture de figue.
Lorsque Henri s’était retrouvé mi-nu dans le couloir, les voisins avaient pu entendre Josiane s’écrier dans tout l’immeuble :
- Je t’en ficherais moi de la confiture de figues !
Ce soir, on évitera peut-être des incidents violents, mais pas le fiasco amoureux. D’autant plus que Maurice continue à se distinguer dans le domaine de la niaiserie :
- Vous avez passé une bonne journée, Mademoiselle Josiane ?
Connaissant bien sa Josiane, Jean-Pierre Cupidon pense qu’elle est à deux doigts de planter là son soupirant du jour, alors que l’on n’a même pas apporté les entrées. D’ailleurs bien calé sous la table, il peut observer à l’aise les deux escarpins de Josiane qui s’agitent furieusement tandis que les chaussettes blanches de Maurice restent timidement plantées sous sa chaise. On dirait même qu’elles rosissent un peu.
Du haut des cieux, Bertrand Cupidon, PDG des affaires Cupidon suit la soirée sur ses écrans de contrôle. Il enrage : voilà des mois que ce dossier traîne et ce n’est pas encore ce soir qu’on va conclure. Jean-Pierre est peut-être le fils de sa belle-sœur, mais ça n’empêche pas qu’il est nul, il va falloir en finir. Une bonne fois pour toutes.
Bertrand Cupidon fait appeler Roger, son meilleur homme, régulièrement premier au classement des archers interne à l’entreprise. Il prononce d’ailleurs « Rodjer », à l’anglaise. Il a l’impression que ça fait plus sérieux. Rodjer comprend rapidement la situation : il bande son arc, met en joue, et lâche d’un seul coup sa flèche d’amour qui part en sifflant joyeusement dans le vent. Elle va toucher Josiane en plein cœur, c’est sûr !
Dans la salle de restaurant, Jean-Pierre, assis sous la nappe, s‘est pris la tête entre les mains. Il ne voit pas d’issue pour ce soir. La conversation s’enlise. Maurice vient de déclarer qu’il adorait les asperges. Josiane a lâché une réplique mi-figue, mi-raisin, pour faire comprendre qu’elle s’en fichait complètement. De mal en pis : Maurice, à bout d’inspiration essaye de brancher la conversation sur le travail :
- Alors que pensez-vous du nouvel organigramme, Mademoiselle Josiane ?
La question pousse Josiane au bord de l’explosion. Sous la table, elle réussit à bloquer ses deux pieds contre ceux de sa chaise.
Et puis, soudainement, Jean-Pierre s’aperçoit que les jambes de Josiane se détendent, elle décroise les mollets, ses chaussures figent leur infernale sarabande. Il a même l’impression que ses genoux sourient.
Au-dessus de la table, Josiane a pris la main de Maurice :
- Vous savez que vous êtes un homme charmant, Maurice ?
Jean-Pierre voit alors les chaussettes blanches de Maurice se déchaîner à leur tour :
- Mademoiselle Josiane, vous me flattez ! Quelle coquine vous faites !
Josiane a changé de place, les escarpins vernis viennent s’entrelacer avec les mocassins de Maurice. Jean-Pierre ne comprend plus la situation. Il n’a jamais vu un homme faire une cour aussi plate que Maurice et Josiane a pourtant l’air enthousiasmée.
Josiane est non seulement sous le charme de Maurice, mais touchée de plein fouet par le meilleur archer de la Compagnie Cupidon, elle devient de plus en plus pressante. Bientôt elle renverse Maurice sur la nappe dans un bruit de vaisselle brisée. La soupe aux écrevisses s’écoule sur le crâne de Jean-Pierre Cupidon. Le restaurateur appelle les forces de l’ordre.
Dans le car de police qui emmène de nouveau les intéressés au commissariat, il faut six hommes de forte constitution pour empêcher Josiane d’achever son œuvre. Le commissaire Renard l’accueille avec une certaine curiosité. Une femme victime d’un attentat à la pudeur, il avait l’habitude. Mais que la même femme se transforme de victime en agresseur, c’est nouveau pour lui : il se montre très intéressé.
Dans son bureau Bertrand Cupidon est abattu :
- Mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu pour mériter ça ?
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